ARTICLE (1) ÉCRIT PAR Hồ THUỷ TIÊN (2)
Réalisatrice (3)
l Paris, le 3 juillet 2015
l
(1) Cet article est sous licence Creative Commons (selon la juridiction française = Paternité - Pas de Modification)
(2) Publié avec son aimable permission
(3) Références : Biographie l
Le film l'Agent Orange, un bombardement a retardement
Le Professeur Tran Van Khê est décédé au Vietnam, le 24 juin 2015. Il aurait eu 95 ans le 24 juillet. Il rejoint définitivement la terre de ses ancêtres.
Il n’avait pas peur de la mort, il l’avait croisée plusieurs fois. Il avait prévu, dans les moindres détails, les cérémonies funéraires qui suivraient sa disparition car il ne voulait aucune récupération d’aucune sorte. Donc pas de funérailles nationales…
Pas de dépenses inutiles non plus. Il voulait que l’argent consacré aux fleurs ou les dons faits en de telles occasions servent à créer une bourse destinée à quelqu’un, musicien ou chercheur, qui se consacrerait à la musique traditionnelle. Il voulait que cette bourse devienne pérenne. Il souhaitait aussi que ses obsèques ne soient pas tristes et que ses ami(e)s musicien(ne)s, ses élèves jouent une dernière fois pour lui.
La maison qu’il occupait à Ho Chi Minh Ville depuis son retour au Vietnam en 2005 va devenir un lieu de souvenir dédié à la culture et à la connaissance de la musique traditionnelle, non
seulement du Vietnam, mais aussi de l’Inde, de la Chine, du Japon de l’Iran… On y retrouvera les documents qu’il a enregistrés, photographiés, filmés ou publiés pendant plus de 50 ans et qui
seront accessibles aux chercheurs et aux étudiants. Ses instruments de musique personnels ainsi que ceux rapportés lors de ses nombreux voyages et missions y seront exposés.
Orphelin de mère à l’âge de 9 ans, puis de père à l’âge de 10 ans, Tran Van Khê nait dans une famille dans laquelle on est musicien depuis plusieurs générations ; il sera élevé pour devenir
musicien et chanteur traditionnel, même si plus tard, jeune étudiant, il s’orientera, pendant un temps, vers la médecine.
L'Histoire tumultueuse que traverse le Vietnam depuis l'occupation japonaise jusqu'à la fin de la colonisation française fera très vite basculer sa vie. Arrêté au Vietnam pour ses activités de résistant il aurait dû être fusillé. Il ne devra la vie sauve qu’à une rencontre avec un soldat français, engagé volontaire qui lui permettra de s’évader.
Et, c'est paradoxalement ce pays qu'il combat qui va l'accueillir en 1949 et dans lequel il deviendra cet ethnomusicologue respecté dans le monde entier.
Il avait combattu au Vietnam la France coloniale de l'époque, et c’est en « exil » qu’il va vivre la guerre menée par les Etats Unis contre son pays.
Cette guerre sera toujours présente en lui. En déplacement aux Etats Unis pour un congrès international, il refusera de se rendre à la Maison Blanche à l’invitation du président de l’époque, et ce, lui fait-il répondre, « tant que les Etats Unis porteront la guerre dans mon pays ». Face aux étudiants des universités américaines venus écouter le musicien, il explique la guerre du Vietnam et joue en mémoire des morts des deux pays.
Acteur-témoin de l'Histoire politique et culturelle du Vietnam et de la France, que de chemin parcouru entre le brillant étudiant en médecine, le chanteur de variétés habillé et gominé comme Tino Rossi, le musicien de jazz à ses heures perdues, l’acteur de cinéma, le diplômé de Sciences Politiques et l'ethnomusicologue, musicien traditionnel qu'il est devenu.
Tran Van Khê a donné des conférences, joué et chanté dans près de 60 pays, sur tous les continents, partageant la scène avec des musiciens prestigieux, tels Yehudi Menuhin ou Ravi Shankar. Il a
fait l’objet de nombreuses émissions de radio et de télévision aux cours desquelles il a pu parler de son métier et de son engagement pour la préservation des musiques traditionnelles, patrimoine
culturel de l'humanité.
Il a toujours voulu, à travers ses activités, être « un pont » entre son pays d'adoption et son pays d'origine. C'est sans doute pour cela que le président Mitterrand, lorsqu'il voulut renouer les liens avec son ancienne colonie, demandera à Tran Van Khê de l’accompagner dans son voyage.
Mais pour moi, Tran Van Khê est plus que ce personnage respecté et admiré par ses pairs, par ses étudiants et son public à travers le monde. il est cet oncle avec lequel depuis l'enfance j'ai tissé des liens d’amour et de complicité et au sujet duquel j’ai entrepris, il y a une vingtaine d’années la réalisation d’un film.Tran Van Khê est entré dans ma vie par la magie du cinéma, j’avais six ans. Un jour, ma mère m'amena au cinéma. Sur l'immense écran, je découvris le visage et la voix de l'homme qui changea ma vie ; Tran Van Khê jouait le rôle d'un policier dans un film d'André Pergament, intitulé "La rivière des trois jonques". Je le trouvais sévère mais juste ; il représentait la loi !
Cousin de ma mère, ils s’étaient perdus de vue à cause de la guerre. En 1958, il emménage avec nous dans la proche banlieue parisienne. Merveilleux conteur, il nous racontait chaque soir avant le
coucher, « le Singe Pèlerin ». Il accompagnait ses paroles avec les gestes du théâtre chinois, ménageait ses effets et le suspense. Nous étions fascinés. Au fil des années, c'est lui
qui m'éduquera, mettra en chansons mes tables de multiplication, mes cours d’histoire, de géographie et de sciences naturelles afin que je les retienne plus facilement ... Il était fier de ce que
j’étais devenue. Je lui dois beaucoup. Ma peine est immense…
En avril dernier, j’étais au Vietnam, je lui ai rendu visite chaque jour pendant 2 mois, équipée de ma caméra pour saisir tous les instants qui pourraient encore enrichir mon film.
Lorsque j’arrivais à 9h, sa journée était déjà bien commencée ; il avait pris connaissance des nouvelles du monde, dicté son courrier, ses réponses sur son Facebook. Puis il se mettait au travail ; toutes ses recherches ayant été consignées en français, aidé de son assistant, il écoutait, répertoriait des enregistrements datant de plusieurs décennies. Il donnait le lieu, la date, et le nom de l’instrument de musique. Sa mémoire et son envie de transmettre étaient intactes.
L’après midi, il dictait les pages qui devaient être celles d’un nouveau livre le concernant, constitué essentiellement de photos inédites, drôles, étonnantes de lui. Il écoutait et choisissait
les chansons qu’il avait interprétées dans des versions inédites, certaines remontant à plus de 50 ans. Elles devaient sortir sous forme de CD. Il se réjouissait, en préparant ainsi son 95ème
anniversaire, à l’idée de montrer une facette inconnue, moins « sérieuse» du personnage officiel.
Puis venait mon tour de lui prendre un peu de son temps précieux. Sa vue ayant beaucoup baissé, il ne pouvait pas lire la retranscription de ses interviews que j’avais filmées en français. Comme je ne voulais pas d’une autre voix que la sienne pour le doublage en vietnamien, alors, je les lui lisais et il devait les mémoriser pour les traduire fidèlement, puis les enregistrer. En raison de son âge, j’avais prévu 2h d’enregistrement par jour pendant 15 jours, mais il ne nous faudra que 3 jours pour tout achever. Sa voix était toujours aussi puissante et magnifique. Il nous a tous surpris, il était heureux et impatient de voir le film terminé.
Lorsque je l’ai quitté le 24 mai, nous nous étions donné rendez vous pour le mois d’octobre, pour la diffusion du film à la télévision vietnamienne. Il ne sera pas au rendez vous.
Lire aussi l Trần Văn Khê, l’éminent chercheur
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Carry Tubb (mardi, 31 janvier 2017 18:49)
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