par Jacques-Henri Penseyres
« Dans la vie courante, dans ses relations avec ses pareils, l’homme doit se servir de sa raison, mais il commettra moins d’erreurs s’il écoute son cœur ».
Pierre Lecomte du Noüy (1883-1947)
« Etre ce que nous sommes et devenir ce que nous sommes capables de devenir, tel est le seul but de la vie ».
Robert Louis Stevenson (1850-1894)
« Nos études, nos expériences, coupent par une infinité de courbes la ligne droite qui mène à la vérité. Ce sont autant de jalons définissant la vraie route, et nécessaires à l’imperfection humaine ».
Justus von Liebig (1803-1873)
Précisons d’emblée et avec humilité que le présent essai ne peut être qu’une approche d’un sujet aussi philosophique. Néanmoins il nous est apparu que le terme de destinée n’était pas trop fort pour l’enfant suisse devenu un sage vénéré de tout le peuple vietnamien.
Se pose alors la question des influences sur cette destinée, à savoir les circonstances qui ont guidé ce parcours exceptionnel, et plus particulièrement à la période suisse de Yersin.
Orphelin de père, Alexandre Emile John Yersin est né le 22 septembre 1863 au hameau de La Vaux près d’Aubonne (Canton de Vaud, Suisse), au bord de la rivière du même nom. Son père, Alexandre Jean Yersin, décédé d’une apoplexie foudroyante le 2 septembre 1863 à l’âge de 38 ans, y occupait depuis 1861 le poste d'intendant des poudres dans la Suisse française.
Alexandre Jean Yersin, né d’un père inconnu, portait le nom de sa mère, qui dans sa condition modeste avait consenti à de gros sacrifices financiers pour permettre à son fils de suivre pendant deux ans les cours de physique et de zoologie à l’Académie de Genève. Le jeune homme sût apprécier ces nobles sacrifices; il redoubla de zèle et rendit à sa mère dévouement pour dévouement. Après avoir été si longtemps nourri du travail de sa mère, il eût enfin la joie de pouvoir à son tour la faire jouir de la modeste aisance que son propre travail devait bientôt lui procurer. Alexandre Jean Yersin fut maître enseignant à l'école moyenne de la petite ville d'Aubonne, puis instituteur au collège de Morges, où il consacra ses modestes loisirs à des travaux scientifiques sur les orthoptères (grillons), qui le firent reconnaître par tous les orthoptérologistes d’Europe !
A côté de ses travaux sur l'histoire naturelle, le père de Yersin, auquel toutes les sciences inspiraient un vif intérêt, avait continué ses études météorologiques. En 1854 il publia ses observations sur la température des principales sources qui jaillissent au pied du Jura. En 1855 il communiqua à la Société vaudoise des sciences naturelles le résultat de ses observations sur les seiches du lac Léman (terme emprunté à l’hydrodynamique pour désigner des oscillations de l'eau dans un bassin de forme et de taille quelconques), recherches qui avaient pour but d'étudier la cause de ce phénomène en comparant la marche du baromètre aux deux extrémités du lac avec les mouvements des seiches à Morges. Il constata que les seiches ont à Morges une ampleur de 3 pouces au plus et qu'elles se produisent très brusquement et par oscillations de 6 à 7 minutes. Ces recherches n'ont pas été poursuivies plus loin, mais nous savons qu’elles ont été reprises plus tard par le célèbre naturaliste, physiologiste, limnologue, sismologue et enseignant, de Morges également.
Vous conviendrez que nous ne pouvons pas nous empêcher de tirer certains parallèles entre la jeunesse et les activités scientifiques du père et celle du fils.
Yersin a également été élevé par sa mère, mais a la différence de son père il était né d’un père connu, auquel il pouvait au moins essayer de s’identifier à titre posthume, en fonction de ce qu’il représentait pour sa mère et de ce qu’il avait laissé à sa postérité en terme de connaissances scientifiques. Dans ce contexte il vaut la peine de rappeler que le premier texte de conférence scientifique rédigé par Yersin, en tant qu’étudiant en médecine à Lausanne (il y fit sa première année propédeutique en 1883/84 avant de partir à Marburg, puis à Paris pour y terminer ses études de médecine) s’intitule Les orages ! Nous ne savons pas si ce texte a été écrit dans le sillage des études météorologiques de Yersin père, mais nous sommes à peu près certains que Yersin a bénéficié à cette occasion des précieux conseils de son professeur de physique Henri Dufour à l’Académie de Lausanne, qui lui-même a travaillé sur les orages. Mentionnons aussi que le 14 décembre 1883 Yersin est entré à la société d’étudiants Stella Valdensis sous le nom d’ Ozone, en acceptant la devise Amitié – Travail. En 1929 il reprend expérimentalement ce sujet de l’électricité atmosphérique à Nha Trang, et de juillet 1929 à juillet 1930 il relève soigneusement le potentiel du champ électrique à 7 heures du matin, à 13 heures et 17 heures à un, deux et trois mètres du sol.
Comme son père Yersin a donc grandi dans la charmante petite ville de Morges, située au bord du Lac Léman. C’est le plus grand lac alpin et subalpin d'Europe et il marque la frontière entre la Suisse et la France. Son effluent est le Rhône qui rejoint définitivement la France en aval de Genève en poursuivant son cours vers la Méditerranée. L’élément aquatique, la batellerie, la pêche font partie du cadre de vie de Yersin. Morges est une ville portuaire et on y voit accoster tous les jours des barques à voile qui transportent des marchandises de toutes sortes et des bateaux à vapeur pour le transport des personnes. En effet, le tourisme est déjà en développement ! Mais les conditions de vie restent simples : pas d’eau courante, pas d’électricité, pas de téléphone dans les ménages. Par la route on voyage en train à vapeur ou en diligence quant on en a les moyens et à pied quand on en a pas. Aujourd’hui il y a encore les cartes postales anciennes pour nous faire contempler un monde qui peut paraître idyllique, mais qui en réalité ne l’était pas. En arrivant pour la première fois à Nha Trang en 2006 nous avons de suite compris que Yersin y avait retrouvé un peu de sa patrie : l’eau, le soleil, les montagnes, les pêcheurs et les barques à voile !
Ainsi, nous sommes convaincus que les vingt et une premières années de sa vie ont laissé sur Yersin une empreinte indélébile, même si cette empreinte reste dans sa majeure partie inexprimée. En effet, Yersin ne se réfère pas souvent de manière explicite à la Suisse, si ce n’est d’écrire à sa mère depuis Marburg qu’il a donné à la famille Wigand qui l’héberge une carte postale de la magnifique Grand Rue de Morges, de comparer les pâtisseries de Marburg avec les délicieuses pâtisseries de Morges, d’approuver ou de désapprouver dans l’une ou l’autre lettre à sa mère les décisions politiques prises en Suisse, ou de se rappeler que les cours de l’Académie de Lausanne pourraient lui être utiles à l’Ecole de médecine de Hanoi, ou qu’un certain commerce pourrait lui fournir le matériel dont il a cruellement besoin pour ses explorations, notamment chronomètre et armes à feu ! Dans son carnet de route Yersin note le 2 avril 1892 : … On nous fait entendre après le souper un peu de musique sauvage ; les instruments sont une douzaine de gongs en cuivre de diverses dimension et un énorme tamtam. Pour moi, personnellement, j’aime cette musique. Elle ne manque pas d’harmonie lorsque le chef sait choisir ses gongs. [Je me crois presque transporté dans] Elle me rappelle toujours les chalets suisses dans la montagne, et il me semble entendre les clochettes des vaches rentrant du pâturage . Nous voyons bien que Yersin reste attaché à la Suisse par une sorte de fil invisible, faisant partie de son intimité. Mais comment pourrait-il en être autrement puisque chaque être humain reste marqué par le temps de son enfance et de son adolescence. La période considérée dans le contexte de cet exposé est courte. Elle s’étend de 1863 à 1884, date à laquelle Yersin quitte définitivement la Suisse qu’il ne reverra d’abord que le temps des vacances, puis lors de brèves escales entre deux trains, de plus en plus rares après le décès de sa mère en 1905. Yersin n’a que quelques rares fois esquissé la possibilité de rentrer en Europe, notamment lors de ses déboires avec l’Ecole de médecine de Hanoi, suite au départ du gouverneur général Paul Doumer et de son remplacement par Paul Beau. Le 4 février 1904 Yersin écrit d’Hanoi à sa mère : « … Les difficultés avec le Gouvernement ne font que croître et cette semaine j’ai été bien près de tout abandonner pour rentrer en France. S’il ne c’était agi que de moi, je n’aurais pas hésité, mais j’ai charge d’âme en Indo-Chine et je n’ai pas voulu abandonner mes collaborateurs dans un moment difficile …. Il nous a été rapporté que le Docteur Henri Gaschen, qui fut directeur de l’Institut de microbiologie de l’Université de Lausanne après avoir travaillé pendant plusieurs années à l’Institut Pasteur de Hanoi, se permit de poser à Yersin, lors d’une entrevue, la question indiscrète de savoir s’il n’avait jamais songé à rentrer en Suisse. Yersin répondit très laconiquement Monsieur, je suis français ! Ceci nous démontre au moins clairement que d’une part Yersin n’a jamais songé à retourner vivre en Suisse et que d’autre part le lien invisible, dont nous avons parlé, ne se rattache pas à un sentiment nationaliste suisse, mais bien plus à ce que nous appelons l’esprit du lieu.
Pour saisir l’esprit du lieu il faut non seulement être capable de reconnaître les aspects matériels d’un site, donc sa structure géologique, son climat, la présence éventuelle de l’eau, sa végétation, l’influence de l’homme (méthodes culturales, occupation de l’espace, architecture …), mais aussi son caractère immatériel qui dépend beaucoup de la conscience que l’on en a. Les composantes de ce caractère immatériel sont l’histoire, le mythe, la légende, l’atmosphère, l’usage qu’on en fait et son évolution à travers les âges, l’image, voulue ou ressentie, partagée ou non, qui s’en dégage. Le genius loci ou génie des lieux de la Rome antique, l’ancêtre de l’ esprit du lieu, a existé dans pratiquement toutes les civilisations. Il hantait les bois, les cours d’eau, les montagnes, et nous conviendrons qu’il s’agit là d’une notion animiste, voire magique. Yersin a bien su ressentir et parfois transcrire l’esprit du lieu. Le 8 avril 1879 Yersin écrit de Morges à sa sœur : … Je ne sais pas si maman t’as écrit que je suis remonté dans ma mansarde et j’y admire tous les matins de magnifiques levers de soleil… Depuis sa mansarde de la maison située à la Rue de Lausanne 22 (aujourd’hui Rue de Lausanne 11, mais la maison a été démolie en été 2010) Yersin voit le lac Léman et les Alpes de Savoie. Mais il y a aussi les Alpes vaudoises ! Le 5 août 1887 Yersin écrit à M. Roux depuis les Ormonts : … Que les vacances sont une bonne chose, surtout quand on les passe à la montagne comme moi. J’aimerais que vous puissiez voir tout ce que je vois : ces rochers, ces forêts et ces immenses glaciers ; les rues et les boulevards de Paris paraissent bien pâles en comparaison. Je passe mes journées à ne rien faire et pourtant le temps passe vite, c’est curieux ! Je me promène, je vais cueillir des fraises dans les bois. Je fais des digues dans la rivière [il s’agit de la Grande Eau, affluent du Rhône, n.d.l.r.] (c’est une de mes occupations favorites). Je fabrique des moulins et des cerfs-volants pour les enfants du village. Voilà ma vie … L’esprit du lieu peut aussi en rappeler un autre. Ainsi, le 2 septembre 1889 il écrit à sa mère depuis Dieppe : … Enfin me voilà en voyage comme tu le vois. Je jouis par tous les pores. La mer est si belle ! Et cette brise avec émanations salines qu’on respire ! Quoique le temps soit superbe il y a de grosses vagues, comme par un vent violent sur le lac … Je me suis couché dans l’herbe au sommet de la falaise qui domine de 100 mètres la mer et j’y suis resté près d’une heure à écouter le bruit des vagues et à respirer …
Pour bien comprendre cette faculté de perception de l’esprit du lieu chez Yersin, qui traduit également une sensibilité sensorielle exacerbée, bien que parfaitement maîtrisée, il nous faut revenir à un aspect incontournable et décisif de son éducation, à savoir son éducation religieuse ! La famille Yersin est protestante, mais fait partie de l’Eglise libre par opposition à l’église nationale.
Aux environs de 1810, un réveil spirituel traverse le protestantisme genevois. Ce renouveau de foi véhicule une spiritualité qui insiste sur la conversion personnelle, en fait l’expérience individuelle de la rencontre avec Dieu, mais aussi sur une vie spirituelle plus intense, une éthique chrétienne résolue et un engagement dans l’évangélisation et la mission. Ce nouveau profil au sein du protestantisme romand de l’époque conduit les tenants du Réveil à plaider pour un retour aux grandes affirmations de la Réforme, notamment à l’inspiration et à la pleine autorité de la Bible reconnue comme Parole de Dieu.
Les tensions sont alors vives au sein du protestantisme. Finalement elles entraînent la fondation de nouvelles Eglises, formées uniquement de personnes qui ont fait une démarche de foi personnelle. Cet engagement chrétien entraîne des conséquences dans la manière de vivre des réveillés, notamment une intense activité sociale.
Henry Dunant (1828-1910), le fondateur de la Croix-Rouge en 1863, compte parmi ces réveillés qui ont voulu voir leur foi se vivre dans le quotidien de leur existence.
Vers 1820 ce Réveil atteint le canton de Vaud. Ce sont d’abord de jeunes pasteurs de l’Eglise nationale qui sont touchés. Ils sont toutefois très vite en butte à l’hostilité des autorités civiles et religieuses ! Leurs prédications « réveillées » suscitent chez quelques paroissiens le désir de rencontres de prière et d’étude biblique au domicile du pasteur. Ces rencontres ne sont pas du goût de tout le monde. Des attroupements se forment et des manifestations hostiles s'organisent à l’endroit de ceux qui vont se voir affublés du sobriquet de mômiers. Ces attroupements tournent bientôt à l’émeute. Il faudra attendre 1847 pour qu’enfin 37 paroisses se regroupent et constituent l’Eglise libre. Alexandre Vinet (1797-1847), théologien et professeur de littérature française, aura été le principal inspirateur de ce mouvement visant à la séparation de l’Eglise et de l’Etat.
Ainsi on comprend pourquoi la communauté de l’Eglise libre de Morges est une communauté chrétienne particulièrement soudée formant un tissu social dans lequel on se serre les coudes. Chez les Yersin les réunions de prières « libristes » sont fréquentes, et les lieux de vacances, comme Guévaux et les Ormonts, font référence à des paroisses d’accueil de l’Eglise libre. C’est dans ce cadre que Yersin manifeste de manière active et publique son engagement chrétien. En 1878 il assume la présidence de la section morgienne de l’Union chrétienne des jeunes gens (après celle de son frère Frank en 1877). L’église libre et l’église nationale du Canton de Vaud ont fusionné en 1966, et aujourd’hui seule la chapelle des Charpentiers, dont les cloches ont sonné pour la première fois le 12 juillet 1863, nous rappelle la vie intense de l’église libre de Morges.
Mais il nous faut ici relater un autre fait décisif de la vie religieuse de Yersin : sa rencontre virtuelle avec Livingstone ! David Livingstone (1813-1873) était un médecin, missionnaire, élevé dans la religion presbytérienne (église protestante d’Ecosse notamment à l’origine du Réveil et des églises protestantes libres) et explorateur qui contribua à la fois au développement et à la promotion de l'empire commercial britannique d'une part, à la lutte contre la traite esclavagiste et à l’évangélisation du sud du continent africain d'autre part. Il participa au mouvement d'exploration et de cartographie de l'intérieur du continent africain précédant le partage de l’Afrique entre grandes puissances européennes. Il fut notamment le premier Européen à découvrir la vallée du Zambèze et les majestueuses chutes Victoria et consacra une partie de sa vie à rechercher les sources du Nil. Livingstone fut l'un des héros britanniques les plus populaires et les plus emblématiques de l’époque victorienne. De par sa volonté d'articuler recension des richesses de l'Afrique dans une perspective commerciale et d’évangélisation, il correspond à un tournant dans la perspective missionnaire. La haute idée qu'il avait de sa culture d'origine et sa volonté de faire bénéficier les Africains des avantages de la civilisation britannique en font un précurseur de l’impérialisme colonial européen qui se déploiera après sa mort.
On relevait aussi fréquemment ses origines modestes pour faire de lui un exemple de réussite sociale par le travail, la force de caractère et la persévérance, valeurs par excellence de la société victorienne ! Livingstone fait ainsi partie des personnages érigés en modèles. C'est cependant le célèbre récit que Stanley tira de son expédition en 1872 Comment j’ai retrouvé Livingstone qui joua un rôle déterminant dans sa canonisation en élevant l'explorateur écossais au rang de mythe.
Mais quelle est la relation de Livingstone avec l’éducation religieuse de Yersin ? Il est évident
que pour l’église libre Livingstone était le modèle à suivre. Nous avons retrouvé la trace de l’existence d’au moins un livre sur les exploits de
Livingstone dans chacune des deux bibliothèques des paroisses libres de Morges et des Ormonts ! De plus le pasteur Paul Berthoud (1847-1930),
pionnier de la Mission Romande (Suisse),
adressait le 17 mai 1869, avec son ami Ernest Creux, au synode de l'Eglise Libre une lettre cent fois remise sur le métier. Ces deux étudiants font
un exposé de leur rêve, qui …à force de prières, de conseils, d'oppositions... paraît réalisable: l'Eglise vaudoise doit entreprendre une Mission
nouvelle,...c'est Dieu qui le veut...Nous soupirons après le moment où l'Eglise nous prendra pour ses missionnaires... Au synode vaudois on sourcilla, on hésita encore, mais l'idée
d'une Mission Vaudoise finit par dominer. On décida que Paul Berthoud se préparerait pour l'Afrique en
allant apprendre l'anglais et en suivant des cours de médecine. II débuterait, comme Ernest Creux, chez les amis de la Mission de Paris, au
Lesotho. En 1872, Paul Berthoud, dont l’enfance et la jeunesse s’étaient passées à Morges, épousa Eugénie Exchaquet et partit pour le Lesotho, où il arriva au
début de 1873.
Et puis laissons Yersin lui-même nous confirmer ses intentions ! Le 11 août 1891 il écrit de Saïgon à sa mère : Je trouve dans ma cabine res 2 lettres, mes journeaux, une lettre de Loir qui me presse toujours d’aller le rejoindre ! Je voudrais avant de lui répondre définitivement avoir une lettre du capitaine Cupet pour savoir si je pourrais obtenir une mission scientifique d’exploration pour le Haut Donnai ; car je vois que j’aboutirai fatalement à l’exploration scientifique, j’ai trop de goût pour cela et tu dois te souvenir que cela a toujours été mon rêve bien intime que de suivre de loin les traces de Livingstone. Et puis en réfléchissant aux promesses de Loir, je me demande s’il a le droit de compter sur l’avenir comme il le fait. Toutefois la mère de Yersin ne l’entendait pas de cette oreille. Elle aura certes exhorté son fils de rentrer en Europe, puisque le 6 septembre 1891 il lui écrit de Saïgon : Chère maman, je n’ai pas encore digéré ta lettre du 3 août, je te l’avoue. Ce que tu m’y dis est tout-de-même un peu dur, et la grande distance ne contribue pas à l’atténuer. … Tu me parles de rentrer à l’Institut Pasteur en disant qu’on me regrette là-bas. Cela je n’en sais rien, car il y a je ne sais combien de mois que M. Roux ne m’a pas écrit. Et puis d’ailleurs mon intention bien arrêtée est de ne plus rentrer à l’Institut Pasteur. J’y ai passé assez de temps pour le connaître, et maintenant surtout que j’en suis éloigné, je le juge de plus haut. La vie de laboratoire qu’on y mène me paraît impossible une fois qu’on a goûté de la liberté et de la vie au grand air ; et je ne suis pas le seul de mon avis… ».
Il nous reste encore à préciser les influences de la période suisse sur la vocation médicale et le choix des lieux d’études. Une partie de la réponse est déjà contenue dans les explications sur Livingstone. Yersin a pu également bénéficier des conseils avertis et des encouragements de deux médecins, dont les fils étaient ses camarades d’école, le Docteur Jean-Marc Morax (1838-1913), médecin à Morges, chef du service sanitaire cantonal de 1893 à 1912 et le docteur Ferdinand Jaïn (1813-1887), médecin retraité habitant Morges depuis 1867, père de Fanny Jaïn, avec laquelle Yersin visite l’exposition universelle de paris en 1889. Le 27 mai 1887 Yersin écrit de Paris à Fanny Jaïn à l’occasion du décès de son père : …Vous savez combien je l’aimais, il a toujours été si bon et si affectueux pour moi. Jamais je n’oublierai tout ce que je lui dois, car il m’a appris bien des choses et m’a donné bien des conseils excellents… En effet, en 1877 M. Jaïn avait perdu son fils qui était un camarade de classe de Yersin, et les liens s’étaient vraisemblablement reserrés à cette occasion, ceci d’autant plus que les Yersin et les Jaïn étaient des voisins proches de la rue de Lausanne à Morges.
Les études à l’étranger s’imposent, car Lausanne n’aura pas d’université, ni de faculté de médecine avant 1890 et il est exclu d’aller étudier à Berne, dont on a guère oublié qu’il a dominé le canton de Vaud pendant près de 250 ans !
Mais les connaissances d’allemand acquises au lycée classique de Lausanne, ainsi que les relations de Mme Yersin vont permettre un panachage des études de médecine entre Marburg (1884-1885) et Paris (1885-1888). La Suisse reconnaît dès 1848 trois langues nationales (allemand, français et italien), dont l’apprentissage réciproque est favorisé par l’Etat fédéral et les cantons.
Pour conclure nous pouvons affirmer que Yersin a puisé dans sa période suisse les ressources qui allaient lui être nécessaire pour vivre une vie d’homme libre, responsable et résolu, à l’écoute de sa voix intérieure. Homme de foi, il a su par son courage, sa persévérance et sa compassion pour les plus faibles et les plus démunis, obtenir la confiance des populations que les européens de l’époque appelaient des sauvages. En cela Yersin doit être perçu comme un homme traditionnel.
L’homme traditionnel appartient aux sociétés traditionnelles et évolue dans une communauté soudée autour de valeurs spirituelles. En son centre, existent une ou plusieurs forces invisibles, sacrées, ordonnatrices, qui projettent et attirent l'être, et par rapport auxquelles il se définit pour donner un sens à son existence. Il se considère comme un voyageur et un intermédiaire. Voyageur parce qu'il va vers ailleurs et intermédiaire parce qu'il est inter-monde. L’homme traditionnel est un être qui englobe le visible et l'invisible en les assimilant dans son être, par sa présence dans l'existence. L'homme traditionnel est donc un être dont le vécu dans le monde est régi par une vision fondamentalement religieuse. Son existence est gouvernée par une autre réalité : un réel indéfini, indéterminé qui se révèle précisément dans le visible et par la seule détermination de sa volonté propre.
Je suis le maître de mon destin. Je suis le capitaine de mon âme »
William Henley (1849-1903)
Sources : des indications peuvent être obtenues sur demande auprès de l’auteur
©Jacques-Henri Penseyres 2011
Adresse de l’auteur :
Jacques-Henri Penseyres
Prof. Dr méd.vét. FVH
Ancien chargé de cours à l'Université de Berne
Ancien vétérinaire cantonal du Canton de Vaud
Route du Pâquier 11
CH-1723 Marly / Suisse
Mail to: jhpenseyres@gmail.com
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Pierre Favre (vendredi, 16 décembre 2011 10:43)
J'aime bien votre contribution et vos analyses, en particulier à propos du domaine religieux. A Nha Trang, on m'a dit tout récemment "Yersin était un athée* et "Yersin est considéré comme un sait par les habitants". Sa tombe à Suoi Dau est effectivement l'objet de vénération, mais dans une optique plus bouddhiste que chrétienne. Merci de votre apport.